Que disait vraiment le rapport Marleix-Kasbarian sur la vente d'Alstom
Désormais au coeur des spéculations sur le "suicide" d'Olivier Marleix, l'enquête parlementaire sur la vente d'Alstom est souvent citée. Mais que disait au juste le rapport qui en est sorti ?
Dans le contexte de l’affaire Marleix, que je réévoque aujourd’hui, le rapport parlementaire sur la vente d’Asltom qu’il avait corédigé en 2018 avec le député macroniste Guillaume Kasbarian (éphémère ministre du Logement durant le second mandat du Président). Il n’est pas inutile de revenir ici “aux choses”, c’est-à-dire aux textes tels qu’ils furent rédigés.
Ne manquez pas, par ailleurs, l’article de mon “secrets de caste” consacré à l’état du dossier concernant le suicide du député Marleix.
Rappel du contexte
Le rapport, N° 897 rect., enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 19 avril 2018, émane d'une commission d'enquête parlementaire. Cette commission a été spécifiquement chargée d'examiner les décisions de l'État en matière de politique industrielle, en se penchant sur les fusions d'entreprises récentes, notamment celles concernant Alstom, Alcatel et STX. Son mandat s'étendait également à l'identification des moyens susceptibles de protéger les fleurons industriels nationaux dans un contexte commercial mondialisé.
L'initiative de cette commission d'enquête, adoptée le 25 octobre 2017 à la demande du groupe Les Républicains, a été motivée par des interrogations persistantes entourant la cession de la branche énergie d'Alstom à l'américain General Electric (GE) en 2014, suivie trois ans plus tard par la fusion-absorption de sa branche transport par Siemens. L'objectif principal était d'approfondir les questions brièvement abordées lors de la législature précédente, en raison de l'insuffisance des formats d'audition habituels.
La commission a été dotée de pouvoirs d'investigation étendus, incluant la convocation d'individus, l'audition sous serment, et la vérification sur pièces et sur place. Ces prérogatives ont permis de mener un travail rigoureux, qui, bien que laissant "encore planer des zones d'ombre", a permis d'explorer la plupart des questions soulevées dans le débat public. Il est explicitement précisé que la commission n'est "ni un salon de thé, ni un tribunal", mais qu'elle vise à "comprendre" les faits. Son rôle fondamental était d'évaluer la manière dont l'État a exercé son pouvoir légal d'autoriser les investissements étrangers dans des secteurs stratégiques, en veillant à la préservation des intérêts essentiels de la Nation. La mise en place de cette commission et l'octroi de pouvoirs d'enquête aussi étendus révèlent une reconnaissance collective des lacunes perçues dans la surveillance étatique des actifs industriels critiques. La distinction entre une "commission d'enquête" et un "tribunal" tout en soulignant ses capacités d'investigation quasi-judiciaires met en lumière une tension inhérente à son mandat : celui de formuler des politiques tout en menant une enquête factuelle rigoureuse pour identifier d'éventuels dysfonctionnements systémiques.
Synthèse du dossier
Le rapport aborde un "traumatisme national" suscité par la restructuration d'entreprises considérées comme des "joyaux", des "fleurons" ou des "champions" de l'industrie française, en particulier Alstom, Alcatel et STX. Ces cas ont donné lieu à de multiples interrogations, qui constituent le fondement des travaux de la commission.
L'enquête s'est articulée autour de deux axes majeurs de questionnement. D'une part, des considérations d'ordre économique ont été examinées, telles que la situation des entreprises avant l'arrivée des investisseurs étrangers, les dynamiques de marché, les forces concurrentielles, et les options stratégiques disponibles. Le rapport insiste sur la nécessité de ne pas sous-estimer ces contraintes économiques, les qualifiant d'essentielles pour une compréhension juste des décisions industrielles. D'autre part, la commission a investigué les conditions de ces restructurations, cherchant à déterminer si des facteurs politiques ou juridiques, au-delà des considérations économiques, ont interféré dans les processus de fusion-acquisition, et si l'État a pleinement assumé son rôle.
Le rapport s'engage à une "approche factuelle. Sans complaisance. Sans naïveté", dans le but de faire "émerger une seule vérité, fondée sur des faits éprouvés", tout en écartant les théories non prouvées ou les agendas politiques dissimulés. La reconnaissance explicite d'un "traumatisme national" et l'emploi de termes évocateurs tels que "joyaux" ou "fleurons" soulignent que ces cessions d'actifs industriels ont dépassé le simple cadre économique. Elles ont touché des cordes sensibles liées à la souveraineté et à l'identité industrielle de la France. Cette dimension émotionnelle et politique de la politique industrielle, souvent entrelacée avec la perception publique et la fierté nationale, est un facteur crucial à considérer, au-delà de la seule efficacité économique. L'ambition du rapport de s'appuyer sur des faits pour établir une "seule vérité" suggère l'existence préalable de récits contradictoires que la commission a cherché à clarifier.
La vente du Pôle Énergie d'Alstom à General Electric (2014)
En 2014, Alstom se trouvait dans une situation de "grande difficulté", et son maintien "en l'état à moyen terme n'était pas envisageable". Cette fragilité n'était pas inédite pour l'entreprise, qui avait déjà frôlé la faillite au début des années 2000, nécessitant une recapitalisation par l'État à hauteur de 700 millions d'euros en 2003. Cette intervention antérieure, bien que salvatrice à l'époque, n'avait manifestement pas résolu les problèmes structurels sous-jacents qui ont resurgi.
La crise économique mondiale de 2008-2009 a entraîné une baisse significative de la consommation d'énergie, une première depuis la Seconde Guerre mondiale. La catastrophe de Fukushima en 2011 a, quant à elle, contribué à réduire la part du nucléaire dans le mix énergétique de nombreux pays, affectant directement les clients majeurs d'Alstom tels qu'EDF, E.ON ou RWE. Le marché domestique traditionnel d'Alstom affichait alors une croissance "très faible, voire négative", tandis que la concurrence s'intensifiait sur les marchés émergents, où d'autres entreprises pouvaient offrir des facilités de paiement plus avantageuses.
Face à ces bouleversements, Alstom ne disposait "ni de la taille critique ni des ressources financières pour s’adapter et résister durablement à ces chutes de commandes prévisibles". Les indicateurs financiers de l'entreprise reflétaient cette détresse : les résultats annuels 2013/2014 montraient une baisse de 28% du résultat net (556 millions d'euros), une diminution de 10% des commandes (21,5 milliards d'euros), et un flux de trésorerie disponible négatif de 171 millions d'euros. La trésorerie brute du groupe avait chuté de 2,3 milliards d'euros en mars 2014 à 1,6 milliard d'euros en mars 2015. En outre, Alstom était confrontée à des "problèmes de compétitivité et des retards pris dans l’exécution des contrats".
Des études confidentielles, menées par les cabinets A.T. Kearney (en 2012 pour l'APE) et Roland Berger (en 2014 pour la DGCIS, actuelle DGE), ont toutes convergé vers la même conclusion : "un statu quo n’était pas envisageable pour Alstom". Le rapport Roland Berger prévoyait même qu'Alstom pourrait se retrouver dans une "position critique de liquidités d’ici à 2016". Un élément notable de l'enquête parlementaire a été la controverse autour de la connaissance du rapport A.T. Kearney : alors que M. Montebourg, alors ministre, affirmait l'avoir découvert "que très récemment, via la commission d’enquête", l'étude avait été présentée en janvier 2013 à "plus d’une vingtaine de personnes importantes, à Bercy", incluant des représentants de l'APE et des cabinets ministériels de tutelle. Cette divergence soulève des questions fondamentales sur la circulation de l'information stratégique au sein de l'appareil d'État.
En fin d'année 2013, une analyse des vulnérabilités des entreprises du SBF 120 avait déjà identifié Alstom comme un cas prioritaire, en raison de sa valorisation particulièrement basse, de la vulnérabilité de sa structure de capital, de son endettement élevé et de la dépréciation de son cours de bourse, autant de signaux d'une "fenêtre d’opportunité" pour un investisseur. La persistance de la fragilité financière d'Alstom, même après un sauvetage étatique, suggère que les défis étaient profondément structurels plutôt que conjoncturels. L'entreprise était confrontée à des problèmes internes de compétitivité et d'exécution des contrats, s'ajoutant aux pressions externes. Le fait qu'un rapport critique comme celui d'A.T. Kearney ait pu ne pas être pleinement intégré ou connu au plus haut niveau ministériel, si les affirmations de M. Montebourg sont exactes, indique de graves dysfonctionnements dans la capacité de l'État à anticiper et à coordonner sa réponse face aux menaces pesant sur des actifs industriels stratégiques. Cela met en lumière un défi majeur pour l'efficacité de la politique industrielle : la fluidité de l'information et la coordination interministérielle.
Quelles furent les alternatives envisagées à l’époque ?
Face à ces difficultés, Patrick Kron, alors président-directeur général d'Alstom, a jugé "nécessaire" d'adosser l'entreprise à un partenaire d'envergure mondiale, affirmant que "le statu quo était dangereux". Le rapporteur souligne le courage d'une telle décision, peu d'entrepreneurs ayant la volonté de prendre des mesures aussi radicales pour assurer la survie de leur entreprise et la sauvegarde des emplois.
Une simple augmentation de capital n'aurait pas suffi à modifier l'évolution du marché ni à résoudre le problème de taille d'Alstom. De même, une nationalisation n'aurait pas été "pertinente", car les difficultés d'Alstom étaient intrinsèquement liées à une "évolution structurelle brutale et profonde du marché de l’énergie", qui exigeait une concentration des acteurs. La situation était donc fondamentalement différente de celle de 2003, où l'intervention de l'État avait été justifiée.
Dans ce contexte, General Electric (GE) a été "le premier et le seul groupe à formuler une offre complète et crédible", proposant le 21 avril 2014 de racheter la branche énergie d'Alstom pour 12,35 milliards d'euros. Cette offre a été qualifiée d'"extrêmement intéressante" et même d'"irrésistible" par M. David Azéma, ancien directeur général de l'APE, en raison du prix élevé et de la forte pénalité que GE s'engageait à payer en cas de retrait des négociations.
Au-delà de l'aspect financier, l'opération présentait un "fort intérêt industriel" en raison des complémentarités géographiques et sectorielles entre les deux entreprises. Alstom était forte dans les turbines à vapeur, l'éolien en mer, l'hydroélectricité et la haute tension, tandis que GE dominait dans les turbines à gaz, l'éolien terrestre et l'automatisation. Géographiquement, Alstom était bien implantée en Europe, en Chine et en Inde, complétant la présence de GE au Moyen-Orient, aux États-Unis et en Afrique.
Il est important de noter que le rapport Roland Berger, souvent cité comme une alternative, n'était pas défavorable au rachat par GE. Il avait écarté cette hypothèse uniquement parce que le mandat politique initial demandait explicitement d'étudier des scénarios où Alstom restait une entreprise française. Cette restriction de l'analyse, imposée par une directive politique, a pu limiter l'éventail des solutions réellement explorées et viables.
Les autres acteurs du marché ont été "relativement pris par surprise" par la révélation des discussions entre Alstom et GE. Bien que des discussions aient eu lieu avec d'autres grands groupes, les options étudiées par les cabinets Roland Berger et A.T. Kearney ne se sont pas concrétisées. L'offre alternative de Siemens et MHI était jugée "beaucoup moins intéressante" et s'apparentait davantage à un "démantèlement" d'Alstom qu'à un véritable adossement, laissant une entreprise plus petite confrontée aux mêmes défis. Siemens avait notamment refusé de céder son activité de signalisation, pourtant en forte croissance, à Alstom. De plus, l'offre Siemens-MHI comportait des risques importants au regard du droit de la concurrence. La thèse de M. Arnaud Montebourg, selon laquelle un blocage de la vente à GE aurait conduit à un accord franco-allemand, est considérée comme "pas plausible" par le rapport, notamment en raison des 3 000 emplois qui auraient été menacés par la présence réduite de Siemens en France.
La conclusion selon laquelle l'offre de GE était la seule à pouvoir aboutir, malgré l'existence d'alternatives théoriques, souligne une acceptation pragmatique des réalités du marché. La révélation que le rapport Roland Berger était conditionné par une directive politique visant à maintenir Alstom française est un élément crucial. Cela suggère que le discours politique sur les "alternatives" a pu être une justification rétrospective ou une exploration limitée, soulignant un décalage potentiel entre les aspirations politiques et la faisabilité économique des options de politique industrielle. L'incapacité de l'État à favoriser une alternative française ou européenne viable, malgré un désir apparent, met en évidence les limites de son influence dans des scénarios complexes de fusions-acquisitions mondiales.
Poursuites judiciaires américaines (DoJ)
En décembre 2014, Alstom a conclu un accord avec le Département américain de la Justice (DoJ), plaidant coupable de violation du Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) et se voyant infliger une amende d'environ 772 millions de dollars. Alstom avait un historique de condamnations pour corruption dans d'autres pays (Mexique en 2007, Italie en 2008, Suisse en 2011) et avait été radiée par le Groupe de la Banque mondiale en 2012. Le communiqué du DoJ du 22 décembre 2014 détaillait des schémas de pots-de-vin orchestrés par des dirigeants et employés d'Alstom, s'élevant à plus de 75 millions de dollars pour obtenir des contrats d'une valeur de 4 milliards de dollars, générant un bénéfice de 300 millions de dollars pour l'entreprise. Quatre cadres d'Alstom, dont Frédéric Pierucci, ont plaidé coupable.
Ces poursuites ont "fragilisé financièrement" Alstom et exercé une "forme de pression" considérable en raison de la fragilité de sa trésorerie. La perspective d'une amende proche du milliard de dollars a incontestablement accéléré la prise de décision de Patrick Kron, d'autant plus qu'Alstom a dû demander aux autorités judiciaires de décaler le paiement de l'amende jusqu'après la transaction avec GE.
Le rapport souligne toutefois qu'"aucun élément factuel ne permet de corroborer la théorie selon laquelle General Electric aurait instrumentalisé les procédures pour corruption engagées contre Alstom". Les poursuites avaient débuté en 2010, bien avant les discussions entre GE et Alstom. Le rapport met en avant l'indépendance et la rigueur de la justice américaine, qui poursuit également les entreprises américaines. La thèse selon laquelle Patrick Kron aurait négocié sa liberté contre la vente est également rejetée, l'accord du DoJ ayant explicitement maintenu la possibilité de poursuivre les personnes physiques.
Cependant, le rapport critique l'"extraterritorialité du droit américain" et la "dissymétrie des moyens", notant que les entreprises françaises et européennes sont "visiblement surreprésentées" parmi les cibles du DoJ. Les États-Unis déploient des ressources humaines et financières "extrêmement importantes" dans la lutte anti-corruption, y compris la mobilisation de leurs services de renseignement pour l'application du FCPA. L'affaire Alstom a révélé une "absence totale de coordination interministérielle" entre les ministères français de la Justice, des Affaires étrangères et de l'Économie, laissant Alstom seule face aux procureurs américains. M. Montebourg a affirmé n'avoir jamais été informé de la procédure concernant Alstom.
Bien que le rapport réfute une instrumentalisation directe par GE, il met en évidence la vulnérabilité des entreprises étrangères face à l'application agressive du droit américain. La "dissymétrie des moyens" et le manque de coordination interministérielle de la France révèlent une faiblesse critique dans sa capacité à défendre ses intérêts économiques face à des pressions juridiques externes. Cela a eu pour effet de porter atteinte à la souveraineté nationale de manière inattendue. Le fait que le ministre de l'Économie n'ait pas été informé d'une procédure aussi critique est un signal d'alarme quant à l'efficacité de la gouvernance étatique en matière de protection industrielle stratégique.
L'action de l'État et les garanties obtenues
La révélation publique des discussions entre Alstom et GE par l'agence Bloomberg le 24 avril 2014 a pris les dirigeants par surprise et a fortement influencé la manière dont l'État a pu intervenir. Reconnaissant l'offre de GE comme la seule crédible et complète, l'État a cherché à en optimiser la concrétisation. Les discussions avec GE et Alstom ont été facilitées par la publication du "décret Montebourg" du 14 mai 2014 sur le contrôle des investissements étrangers. Ces négociations ont abouti à la signature d'un protocole d'accord le 21 juin 2014, dont les dispositions détaillées ont été traduites dans des lettres d'engagement signées par GE le 4 novembre 2014.
Pour stabiliser le capital d'Alstom, l'État a également signé un accord avec le groupe Bouygues le 22 juin 2014, lui permettant de détenir temporairement 20% des droits de vote au sein d'Alstom via un prêt de titres.
Les garanties obtenues de GE portaient sur plusieurs points :
Implantation de sièges mondiaux en France : GE s'était engagée à implanter quatre sièges mondiaux en France. Cinq sièges mondiaux sont désormais établis (réseaux, hydroélectricité, éolien en mer, turbines vapeur, convertisseurs électriques), ainsi que deux sièges européens (santé et turbines à gaz). Cet engagement a été tenu.
Création d'emplois nets : GE s'était engagée à créer 1 000 emplois nets en France d'ici fin 2018. Au 31 octobre 2017, seuls 357,56 emplois équivalents temps plein avaient été créés, soit 35,7% de l'objectif contractuel. Cet engagement n'était donc pas tenu au moment de la rédaction du rapport.
Investissement en R&D : GE a investi 500 millions d'euros en deux ans, dont 230 millions dans les anciennes entités Alstom. Cet engagement a été tenu.
Développement du site de Belfort : 60% des turbines à gaz 50 hertz de GE dans le monde sont désormais fabriquées à Belfort, contre 40% en 2014. Un centre de services partagés y a également été inauguré. Cet engagement a été respecté.
Filière éolien en mer : GE participe au développement de cette filière en France, avec une usine de nacelles et générateurs à Saint-Nazaire et une usine de pales en construction à Cherbourg. Cet engagement est en cours de réalisation, bien que des retards dans les projets éoliens français soient notés.
Nomination d'une personnalité française au conseil : M. Sébastien Bazin a été nommé administrateur. Cet engagement a été tenu.
Le renforcement d'Alstom Transport devait passer par le rachat de l'activité Signalisation de GE pour 800 millions de dollars. Cependant, les résultats de cette activité "ne sont pas forcément à la hauteur des attentes".
Trois co-entreprises (Joint Ventures - JVs) ont été créées avec Alstom pour protéger les intérêts stratégiques français et renforcer Alstom Transport :
JV Réseaux ("Grid") et Énergie Digitale : GE détient 50% + 1 action, Alstom 50% - 1 action.
Co-entreprise "Renouvelables" : GE détient 50% + 1 action, Alstom 50% - 1 action.
Co-entreprise nucléaire "GEAST" : GE détient 80% du capital et 50% + 2 voix des droits de vote, Alstom le reste. La moitié des membres du conseil d'administration sont français, ainsi que le directeur général et le directeur technique. L'État dispose d'une "golden share" lui conférant un droit de veto sur les décisions affectant l'intégrité et la continuité de l'offre industrielle de GEAST autour de l'îlot conventionnel. Des accords de pérennité ont été conclus avec EDF et Areva, incluant une licence sur la propriété intellectuelle d'Alstom pour l'État français, utilisable en cas de défaillance de GE. Le rôle d'Alstom dans ces JVs a été qualifié d'"actionnaire dormant".
Enfin, des engagements ont été pris pour préserver les intérêts nationaux dans le domaine de la défense, notamment pour la propulsion navale et les sous-marins nucléaires, avec un accord tripartite entre l'État, Thermodyn (filiale de GE) et Naval Group pour la protection des informations sensibles.
Le "décret Montebourg", mis en place de manière réactive pendant les négociations Alstom, apparaît comme un outil politique d'urgence. Le succès mitigé dans l'application des engagements de GE, notamment le déficit significatif en matière de création d'emplois, illustre la difficulté inhérente pour l'État à traduire des garanties négociées en bénéfices économiques durables, surtout lorsque l'entreprise acquéreuse est confrontée à des défis économiques mondiaux. La "golden share" dans GEAST représente une tentative cruciale de protéger la souveraineté nationale par un mécanisme juridique, mais son efficacité à long terme est remise en question par l'évaluation globale de la tenue des engagements. Cela met en évidence un défi plus large pour l'État : assurer la responsabilité et la conformité à long terme des investisseurs étrangers.
Points de vigilance et préoccupations
Malgré les garanties obtenues, plusieurs points de vigilance subsistent concernant la vente du pôle énergie d'Alstom à GE :
Respect des engagements de GE : Des inquiétudes persistent quant à la capacité de GE à honorer pleinement ses engagements, principalement en raison de ses difficultés mondiales liées au déclin des marchés traditionnels de l'énergie (gaz et charbon), qui constituaient le cœur de l'activité énergie d'Alstom. GE a annoncé une réduction mondiale de 12 000 postes (18% de ses effectifs), dont 4 500 en Europe. Le rapport recommande la tenue d'un comité de pilotage intermédiaire à l'été 2018 pour évaluer la réalisation des engagements.
Visibilité du projet industriel de GE au-delà de 2018 : Un manque de clarté demeure quant à la vision stratégique à long terme de GE pour ses activités en France, y compris les secteurs, produits, ancrage géographique, emplois et méthodes industrielles.
Développement de la filière éolien en mer en France : Bien que GE investisse massivement dans l'éolien en mer au niveau mondial, les projets éoliens offshore français attribués il y a plusieurs années n'ont pas encore vu le jour, ce qui constitue une préoccupation pour le développement de cette filière prometteuse en France.
Restructuration de l'activité hydroélectrique de GE à Grenoble : GE a annoncé un plan social prévoyant la suppression de 345 postes sur 800 sur son site de Grenoble, spécialisé dans la conception et la fabrication de turbines pour barrages. Malgré les assurances de GE que Grenoble restera un centre majeur de R&D, des inquiétudes syndicales subsistent concernant la fermeture de l'atelier de mécanique lourde et l'avenir du site.
Sécurité et qualité de la maintenance des turbines : EDF a constaté une "certaine dégradation des résultats" en matière de maintenance des turbines depuis mi-2017, et s'inquiète du recours accru de GE à la sous-traitance.
Impact sur les sous-traitants à Belfort : Les sous-traitants de Belfort, qui avaient massivement investi en prévision de commandes de GE, sont confrontés à des difficultés potentielles en raison de la réduction des commandes et du rapatriement interne du travail, suggérant un changement dans la culture d'entreprise de GE vis-à-vis de ses fournisseurs.
Conséquences de la réglementation américaine ITAR (International Traffic in Arms Regulations) : Des préoccupations ont été soulevées quant à la possibilité que la réglementation ITAR devienne une "entrave à la concurrence" et entraîne une "perte de souveraineté pour la France", citant l'exemple du blocage par les États-Unis de la vente d'avions Rafale à l'Égypte en raison de composants américains.
La longue liste des points de vigilance souligne les limites inhérentes des engagements négociés par l'État face aux dynamiques du marché mondial et aux réorientations stratégiques des entreprises. Même avec des outils juridiques comme le "décret Montebourg", la capacité de l'État à assurer une conformité durable est mise à l'épreuve par la nécessité pour l'entreprise acquéreuse de s'adapter à ses propres réalités économiques mondiales. Les préoccupations spécifiques, telles que les réductions d'emplois, le recours à la sous-traitance et l'impact de réglementations extraterritoriales comme l'ITAR, illustrent que la politique industrielle doit faire face à des menaces complexes et multiformes pour les intérêts nationaux, qui vont bien au-delà de l'accord initial de fusion. Cela met en évidence la nécessité d'une surveillance continue et proactive, ainsi que de réponses politiques adaptatives.
Rapprochement entre Alstom Transport et Siemens (2017)
Le 26 septembre 2017, Alstom et l'entreprise allemande Siemens ont approuvé un protocole d'accord prévoyant l'entrée de Siemens à hauteur de 50% dans le capital d'Alstom en échange de ses activités ferroviaires (Siemens Mobility), valorisées à 7,5 milliards d'euros. Dans le cadre de cet accord, Siemens bénéficierait d'une option pour acquérir 2% additionnels d'Alstom quatre ans après la clôture de la transaction et désignerait six des onze membres du conseil d'administration.
Contrairement à la situation du pôle énergie d'Alstom avant sa cession à GE, Alstom Transport était, à l'époque de ce rapprochement, une entreprise en "bonne santé économique". Elle affichait un chiffre d'affaires de 7 milliards d'euros, un carnet de commandes de 35 milliards d'euros et une marge opérationnelle de 5,8% l'année précédente, avec une stratégie d'internationalisation réussie.
Cependant, ces bons résultats économiques n'étaient plus suffisants pour faire face aux nouveaux défis industriels, notamment la "révolution digitale et l’évolution du paysage concurrentiel". Le paysage concurrentiel avait été rapidement bouleversé par l'émergence du géant chinois China Railway Rolling Stock Corporation (CRRC), issu d'une fusion en 2015, qui est devenue 3 à 4 fois plus grande que les champions européens et a rapidement conquis des marchés aux États-Unis et en Europe de l'Est. Cette situation a rendu la consolidation "inévitable" pour Alstom. Dès mars 2015, Mme Claude Revel, alors déléguée interministérielle à l'intelligence économique, avait anticipé la nécessité d'un adossement pour Alstom Transport.
La situation a été décrite comme un "véritable « dilemme du prisonnier »" entre Alstom, Siemens et Bombardier, où ne pas se consolider aurait désavantagé l'un des acteurs. La reprise des négociations entre Bombardier et Siemens au printemps 2017 a d'ailleurs accéléré l'accord entre Siemens et Alstom.
La fusion avec Siemens a été présentée comme un "choix politique, assumé par l’État", visant à conforter Alstom Transport à terme et à créer un "véritable champion européen". Le rapprochement des deux entreprises, de taille similaire, devait créer le deuxième opérateur mondial dans le matériel roulant et le premier dans la signalisation. Cette fusion était perçue comme un atout pour Alstom, permettant des économies d'échelle, l'amélioration des garanties financières et l'accès à la banque interne de Siemens (SFS), ainsi qu'une meilleure adaptation à la digitalisation du transport ferroviaire, domaine où Siemens était plus avancé. Des synergies annuelles de 470 millions d'euros étaient attendues dans les quatre ans suivant l'opération. Le rapport a confirmé que les portefeuilles de produits coexistants seraient maintenus, y compris le TGV du futur.
La fusion Siemens-Alstom, présentée comme un "choix politique" de l'État, marque une évolution de la politique industrielle française, passant d'une gestion de crise réactive à un positionnement stratégique proactif face à des concurrents mondiaux comme CRRC. Le concept de "dilemme du prisonnier" met en évidence que même les fusions proactives peuvent être motivées par la nécessité de s'adapter à un marché mondial en consolidation rapide. Cela implique une reconnaissance que les champions nationaux, seuls, ne suffisent plus et qu'une consolidation à l'échelle européenne est devenue essentielle pour la survie et la compétitivité dans certaines industries lourdes.
Garanties obtenues par l'État
L'État a obtenu des garanties importantes de la part de Siemens dans le cadre de ce rapprochement :
Ancrage géographique et gouvernance : Le siège du nouveau groupe sera situé en France, à Saint-Ouen, et la direction générale sera assurée par M. Henri Poupart-Lafarge, l'actuel président-directeur général d'Alstom, ce qui assure une forte pérennisation de l'ancrage du groupe en France. Bien que Siemens désignera six des onze administrateurs, il s'est engagé à maintenir un nombre important d'administrateurs indépendants français, dotés de droits spécifiques sur certaines décisions stratégiques. Le siège de la signalisation sera en Allemagne, et celui du matériel roulant en France. L'action restera cotée à Paris.
Engagements en termes d'emploi : Siemens s'est engagé à maintenir la structure de l'emploi (production, R&D) et des sites stable pour au moins les quatre prochaines années. Le rapporteur souligne le caractère rare de tels engagements, compte tenu des incertitudes inhérentes à l'activité économique.
Comité de suivi : Un comité national de suivi des engagements de Siemens, présidé par M. Bruno Le Maire, ministre de l'Économie et des Finances, sera mis en place. Ce comité inclura les organisations syndicales allemandes et françaises de Siemens et d'Alstom, et aura un rôle d'alerte en cas de non-respect des engagements.
Non-exercice de l'option d'achat des titres Alstom par l'État : L'État a décidé de ne pas exercer son option d'achat sur les 20% du capital détenus par Bouygues, restituant les actions le 17 octobre 2017.1 Cette décision a été justifiée par plusieurs raisons : la transaction n'aurait pas eu lieu si l'État avait exercé son option, Siemens se serait alors tourné vers Bombardier.1 De plus, l'APE ne spécule pas financièrement, et une telle opération aurait été risquée pour les fonds publics.
La décision de l'État de ne pas prendre de participation directe dans Alstom pour la fusion avec Siemens, contrastant avec son action temporaire lors de l'accord avec GE, marque une évolution délibérée de sa politique industrielle. Cela indique un passage d'une intervention capitalistique directe à une stratégie d'influence par la gouvernance (siège social en France, PDG français, administrateurs indépendants) et des mécanismes de suivi robustes, incluant les syndicats. Cette approche révèle une compréhension plus nuancée des leviers d'action de l'État, où la menace de retrait d'un partenaire privé clé peut déterminer les termes de l'engagement, orientant l'État vers des formes de contrôle non capitalistiques.
Remarques et analyses d’Olivier Marleix et de Guillaume Kasbarian
Les débats au sein de la commission d'enquête ont révélé un éventail de perspectives parmi les députés et les groupes parlementaires, concernant à la fois la méthodologie de l'enquête et les conclusions tirées des cas étudiés, en particulier Alstom.
M. Olivier Marleix, président de la commission, a souligné que l'instance, bien que n'étant pas un tribunal, avait pour mission d'éclairer et de "comprendre" les faits, même si cela a pu "déranger" les pratiques établies. Il a exprimé sa conviction que l'État avait "failli à préserver les intérêts nationaux" dans la vente d'Alstom à GE. Il a également mis en lumière le court-circuitage du ministre de l'Économie par la Présidence de la République et s'est interrogé sur les honoraires "extravagants" versés, suggérant une possible "influence sur la décision". Pour lui, même une décision jugée bonne, mais prise dans un "manque de transparence", est vouée à la controverse. Il a appelé à une procédure de contrôle des investissements étrangers (IEF) plus crédible, à un renforcement du contrôle parlementaire et à une transparence accrue.
M. Guillaume Kasbarian, rapporteur, a insisté sur la "prépondérance des questions économiques" dans l'analyse des fusions-acquisitions, arguant que les entreprises fusionnent par nécessité industrielle plutôt que par motifs politiques. Il a défendu une "approche factuelle" visant à dégager "une seule vérité" basée sur des "éléments tangibles", tout en reconnaissant l'existence d'agendas politiques.